Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

PORTRAIT DE JOUEUR

QUIBISE
Quibise est arrivé, en retard comme d’habitude. Hautain et méprisant, il condescend cependant à élever par sa présence le niveau d’un club qu’il abhorre. Il s’installe et tout comme le prophète, il se met à enseigner ; il n’arrêtera qu’en fin de partie. Sa partenaire l’écoute avec ferveur, fière de mettre en pratique ses conseils de grand maître. Il n’arrête d’ailleurs jamais de parler, d’éructer, de vociférer. Il néglige d’accueillir ses adversaires et ne répond même pas à leur salut. Il les inonde cependant de conseils et de critiques. Plus ils sont timides ou simplement bien élevés, et plus ses propos sont acerbes, frisant l’impolitesse et parfois même l’insulte. Il ignore l’indulgence et le savoir vivre, semblant soucieux d’accaparer l’attention des autres joueurs, pour souligner son mépris à leur égard. « Il est comme ça ! » dit on. Ce « n’est pas l’excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser, que de si grands défauts sont irrémédiables »
Les Caractères – La Bellenchère – Extrait.

LETTRE DE MON CHEVAL

Ma chère Donna,
Jacquotte, tu la connais, m’a prêté sa plume pour t’écrire un mot. Cette sacrée pie ne donne rien pour rien, et il a fallu que je m’exprime à son seul profit.
J’espère que tu es heureuse dans ton nouveau club. Nous regrettons ici ton hennissement chaleureux et les superbes pétarades que tu nous offrais le soir.
Mephisto se porte bien. Il en fait voir de toutes les couleurs au patron, surtout quand il sait que nous le regardons ; il est un peu cabot, mais il est si beau. Dommage qu’il lui manque ce que tu sais !
Ici, c’est le train-train. En ce moment, on ballade des gosses toute la journée ; de vrais plumes ! L’autre jour j’ai beaucoup ri en voyant notre gros « Papillon » avec une fillette sur son dos. Il broutait tranquillement dans le fossé, tandis qu’elle lui flanquait de grands coups de talon. Il m’a dit qu’il ne s’était rendu compte de rien et même qu’il avait complètement oublié où il se trouvait. Ah ! celui-là avec son ventre !
Ah ! a propos de ventre, il faut que je te raconte. Il y a à peu près une semaine, j’étais comme d’habitude le matin, perdue dans ma méditation, en attendant le petit Eric, prévu vers dix heures. Il était à peine 8 h 30 quand le patron est venu me flanquer la selle sur le dos. Et que je te serre ! Et que je te serre ! Que se passe t-il, me suis je demandé ? Il va me falloir porter deux poids plumes à la fois ? Tu parles ! Qu’est-ce que je vois arriver ? Une espèce de cow boy du 3ème âge, qui faisait bien ses cent kilos. Tu sais, les gros, j’ai rien contre, à condition qu’ils restent par terre.
Eh bien ! celui là, il a fallu que je me le farcisse ! J’ai bien essayé quelques petits trucs : me placer plus haut que lui quand il monte, plonger de temps en temps la tête vers les jambes. Tu parles ! avec la surface qu’il couvre ça n’a pas marché. Et nous voilà partis pour la promenade, accompagnés de Mephisto et du patron. Tu ne peux pas savoir ce que j’ai souffert ! J’ai essayé de traîner un peu, pour qu’on me prenne en pitié. Mephisto n’a même pas eu un regard. Et ça a duré une heure : au pas, au trot, au galop ; la complète quoi ! Mon pauvre dos ! Ce qui m’a un peu réjouie tout de même c’est que, lorsqu’il m’a libérée, il avait les jambes bien arquées et qu’il marchait comme un canard.
Je pensais qu’il en aurait assez et qu’il ne reviendrait plus ! Deux fois encore, j’ai eu à le porter. Dans la montée de Bouhor, vendredi, je n’en pouvais plus. « Ca va ? » que lui a demandé le maître. « Elle fait semblant de souffrir, rien que pour me vexer »,qu’il a répondu. Misère ! Je voudrais l’y voir lui, s’il devait me porter.
Enfin c’est fini ! J’ai fait comprendre au patron que j’étais sur le point de craquer et il l’a filé à « Daisy ». Elle rigole moins maintenant.
Je me remets doucement en continuant à promener les gosses.
A bientôt je l’espère ! Ta
Prima

AU TEMPS

Un poète rêvait, il y a bien longtemps
A l’époque où les hommes aimaient prendre leur temps
De suspendre les heures ou bien le vol du temps
Ah l’on savait alors comment passer son temps

Nous pleurons le bon temps, celui de l’ancien temps
Du beau temps des cerises, de la valse à trois temps
Jamais nous ne voudrions pourtant perdre du temps,
Tuer le temps qui passe avec un passe temps.

Aujourd’hui, le temps presse, il faut gagner du temps ;
Le temps c’est de l’argent, nous n’avons plus le temps,
De gaspiller le temps dans des rêves d’antan

Mais ce n’est que folie et que perte de temps.
Cueillons le temps présent, nous avons tout le temps
De songer au passé ou à la fin des temps

PARTENAIRE

Annosse aime le bridge. C’est son passe temps, son hobby, sa passion. Il a appris avec les plus grands, ; il lit, il compulse, il collectionne, il archive des documents sur les enchères, les entames, les contres, le jeu de la carte. Il est bridgeur et rien de ce qui est bridge ne lui est étranger.
Quand il entre dans son club, il a le front haut, le sourcil froncé, l’œil sévère. Il s’enquiert de la présence de son partenaire, qu’il entraîne au plus tôt vers une table pour mettre au point de nouvelles tactiques. Lorsque le jeu commence, il est à l’affut de la moindre erreur , qu’il souligne avec des éclats de voix et des gestes péremptoires. Aline, une adversaire, s’est permis une enchère fantaisiste, dont il a particulièrement souffert . Aussitôt, c’est l’explosion, une déferlante de rage et de fureur, remplie de reproches et d’insultes. Il veut humilier, anéantir et il y réussit parfaitement. L’adversaire est laminé, sans voix, au bord des larmes. Son partenaire est gêné, mais n’intervient pas par crainte de la réaction.
Un autre jour, il revient, le sourire aux lèvres, accompagné d’ un bridgeur réputé. Au cours du jeu, Annosse fait une grossière erreur, qui lui est gentiment reprochée. Il est aussitôt confus, catastrophé. Il rougit, il s’excuse ; il s’explique : il a des petits problèmes de santé, ces temps derniers.
Mais depuis quelques jours, Annosse ne joue plus. Il cherche un partenaire, paraît il.

LEBEAUF

Lebeauf est grand et fort. Ses traits expriment une sorte de jovialité bovine. On y lit la certitude du lendemain et la joie de l’être bien nourri. Il arbore une panse avantageuse, modestement enveloppée dans un survêtement compatissant. Il avance en se dandinant, le front haut et le dos cambré, remettant d’instinct à sa place son centre de gravité.
Sa voix rassure les malentendants. Elle barrit des jugements définitifs ou tonitrue des vérités premières souvent de caractère météorologique. Le silence l’effraie; aussi déclare t’il préférer le bistrot à l’église.
Il est à cheval sur les bonnes manières. Pas question de cracher dans son mouchoir ou de « flatuler » devant un étranger.
Il est très tolérant à condition que chacun reste à sa place, les femmes à la cuisine et les noirs en Afrique. Il n’est pourtant pas raciste. Il adore faire rire son collègue arabe en l’appellant " crouillon ".
Il est pour la peine de mort. " Ça fera de la place dans les prisons pour tous ces jeunes voyous ".
La télévision est reine dans sa maison. A l’heure des jeux, le silence est de rigueur. Seul, il peut se permettre de glisser quelque commentaire approbateur ou instructif. Il ne se risque à manquer aucune émission sportive. Il rougirait le lendemain s’il ne pouvait émettre quelque appréciation lapidaire ou simplement railler l’ignorance de ses collègues.
Lebeauf a la main verte. Il le fait savoir dans le quartier. Il connaît la saison de l’oignon et celle de la tomate. La lune est toujours propice lorsqu’il sème et si les salades ne germent pas, c’est qu’il n’a pas plu à temps.
L’été venu, il dîne sur la terrasse, faisant généreusement profiter ses voisins du parfum de la saucisse grillée. Le repas est parfois agrémenté de quelque rot sonore, confirmant à la cantonade l’arrivée du liquide à bon port.
Au bistrot, l’autre jour, échauffé par quelques verres, il a saisi une bûche près du foyer et parié qu’il la briserait de ses mains. Sous le regard ébahi de ses commensaux et l’attention tendue de l’assistance, il a posé un pied sur une chaise, doucement levé le billot au dessus de sa tête, et d’un seul coup, il s’est cassé la jambe.

L'ESPRIT SAIN

« In illo tempore… » En ce temps là, Ronsard jardinait, Malherbe ruminait, Rabelais guérissait. La religion était encore sereine et les moines érudits et bons vivants.
Prêcheur de son état, le père Théodore était connu pour son humour, la légèreté de son coude et la hardiesse de son langage. La réputation de son esprit n’était plus à faire dans les campagnes.
Veuve d’un laboureur, la mère Pégasse vivait seule avec sa fille dans une masure à l’écart du village. Elle était lavandière et Marion gardait les oies.
La fréquentation de cette race cacardière, glorieuse sans doute mais méprisée, n’était guère favorable à la pauvre Marion. Malgré la belle prestance que lui donnaient ses quinze ans, elle entendait souvent sa mère se plaindre : « Marion, tu manques d’esprit ; tu manques d’esprit ! ».
Ayant entendu dire que le père Théodore avait de l’esprit à revendre, Marion décida d’aller lui en acheter. Un dimanche après midi, elle mit ses plus beaux habits, emporta ses économies et partit à l’abbaye, à la recherche du moine.
Rapidement mis au courant par le frère portier de cette visite inattendue, à l’heure des Vêpres, celui ci décida que le service du Seigneur pouvait attendre et se rendit au parloir.
Bien qu’impressionnée par la carrure du prêcheur, Marion lui adressa sa requête. « Mon père, je n’ai pas beaucoup d’argent mais j’espère que vous pourrez me vendre un peu d’esprit » « De l’esprit, dis tu ? » « Oui ! on m’a dit que vous aviez de l’esprit à revendre et ma mère dit que j’en manque. » ; « Ma foi, tu vas constater tout de suite la présence d’esprit. Suis moi ! »
Il conduisit la jeune fille dans sa cellule et ferma soigneusement la porte.
Quelques temps après, un jeune novice qui passait dans le couloir entendit, lui sembla t-il le père Théodore ahaner : « Voici han de l’esprit, han de l’esprit, han de l’esprit .. ! » Tout à fait édifié, le moinillon déclara au père portier : « Tu sais, nous connaissons mal le père Théodore : je l’ai entendu tout à l’heure se flageller en invoquant l’Esprit Saint !
Lorsque le moine fit sortir Marion, celle ci encore un peu émue du cadeau qu’on venait de lui faire déclara : « Je vous remercie de m’avoir donné gratuitement de l’esprit. Pourrai-je revenir s’il venait à m’en manquer encore ? » « Eh bien ! Je constate que l’opération a réussi ! Reviens quand tu le souhaites ! »
Elle revint, paraît il, assez souvent car l’esprit, c’est bien connu, n’est pas fait pour demeuré.

MARIAGE DE RAISON

On m’a raconté récemment une drôle d’histoire qui s’est déroulée , il y a quelques trois cents ans, dans une lointaine contrée des Pyrénées.
A cette époque là, même les paysans propriétaires vivaient chichement en exploitant du mieux qu’ils pouvaient des lopins de très faible surface. Comme tout propriétaire qui se respecte, ils rêvaient d’agrandir leur domaine, dans le meilleur des cas pour eux-mêmes, sinon au profit de leur descendance. Le moyen le plus courant consistait à marier les enfants.
C’est ainsi que deux laboureurs du pays, nous les appellerons les FERTRAND et les CABOL, pour éviter de désobliger leurs éventuels descendants, décidèrent par contrat de marier leurs fils et fille. Il faut bien dire que lorsque ce contrat fut signé, Antoinette FERTRAND avait huit ans et que Julien CABOL filait sur ses dix ans. Il fut convenu que le mariage aurait lieu huit ans plus tard; on précisa même que ce serait à l’époque des vendanges.
Quand la huitième année arriva, Adrien FERTRAND qui était devenu une sommité dans le village, rappela sa promesse à Alexis COBOL, lui même désormais paysan prospère. Ce dernier refusa tout net, alléguant que son fils avait vu un jour la demoiselle FERTRAND jouer " à tape nombril " avec un autre garçon du pays. Le père FERTRAND entra dans une colère folle, et criant à la calomnie, courut aussitôt porter plainte auprès du seigneur du lieu pour rupture de contrat.
L’application de la loi est dans un tel cas relativement simple. On désigne un expert pour vérifier les affirmations et le juge peut se prononcer. La nomination de l’expert posa cependant problème. Toutes les matrones susceptibles de faire l’affaire se récusèrent sous différents prétextes. Elles étaient en fait peu soucieuses d’indisposer la famille FERTRAND, connue à la fois pour sa générosité et pour sa capacité rancunière.
Il ne restait plus qu’à faire appel au curé. C’était un homme de bien, dévot et généreux, et en ces temps austères plutôt porté à l’indulgence. Ses formes dévoilaient l’amateur de bonne chère, mais ses connaissances médicales l’avaient rendu précieux tant pour les hommes que pour les bêtes. Après quelques hésitations bien compréhensibles, il accepta la mission.
Au jour prévu, il se rendit donc à la ferme FERTRAND. " Je viens pour ce que vous savez ", dit-il, après les congratulations d’usage. " Monsieur le curé, Antoinette vous attend la haut! ", lui fut-il répondu. Une auscultation rapide mais approfondie lui permit de se rendre compte de façon certaine que l’accusation de calomnie était sans fondement.
" Antoinette, déclara t’il d’un air chagrin, nous voilà tous les deux dans une situation désagréable. Si je dis ce qui est, ton père sera très en colère contre toi et risque de te déshériter. Je n’aimerais pas non plus qu’il soit fâché contre moi; j’ai toujours eu avec lui d’excellentes relations ". La patiente ne disait mot, se contentant de le regarder de cet air placide que l’on prête volontiers aux ruminants. Il poursuivit donc: " Si on considère le pour et le contre, je suis persuadé qu’un pieux mensonge vaut mieux que cent vérités " " Vous avez bien raison, Monsieur le curé ! " lui fut-il aussitôt répondu. " Certes ! " assura t’il, " mais il y a une opération délicate à entreprendre avant " " Et quoi donc ? " " Il me faut remettre en condition ce qui a été percé. C’est indispensable ! " " Faites pour le mieux, monsieur le curé ! "
Ce qui fut fait alors est couvert par le secret médical. La demoiselle obtint en tout cas son " nihil obstat " et le juge se prononça pour le mariage. La famille CABOL dut s’incliner.
L’union fut, semble t’il, heureuse puisqu’elle fut couronnée par la naissance d’un vigoureux héritier, qui, bien que quelque peu prématuré, montrait une assez nette tendance à l’embonpoint.